
Des rayons pleins aux assiettes vides :
le gaspillage alimentaire,
un défi pour les associations
Une enquête de Laurelenn Cazade
Le reportage à voir ici
Nourriture jetée, manque de dons et lois insuffisantes…
Décryptage d’une incohérence sociale où l’abondance cohabite avec la pénurie.
L’aide alimentaire au bord du gouffre. En septembre 2023, le président des Restos du Coeur, Patrice Douret, tirait le signal d’alarme. « Si on n’y fait rien, les Restos du Coeur pourraient mettre la clé sous la porte d’ici trois ans. » Face à une baisse des dons et une hausse des bénéficiaires, les associations caritatives peinent à survivre. 170 millions de repas ont déjà été distribués cette année par Les Restos du Coeur, contre 142 millions l’année dernière. Une hausse de la demande sans précédent, qui continue de grandir.
« On a environ 30 familles par jour, soit 1 200 personnes par mois, que l’on doit nourrir » témoigne la Présidente de l’unité locale de la Croix-Rouge Française à Montereau-Fault-Yonne, débordée par l’afflux permanent de nouveaux bénéficiaires. En dix ans, le public recevant l’aide des associations a été multiplié par deux, sans que les denrées collectées augmentent en proportion. « Les gens ont faim et nous, on est obligés de réduire leur panier », explique Jean, bénévole qui ramasse les dons dans les supermarchés. En cause : la baisse des dons liée à un contexte d’inflation et le manque d’engagement de la grande distribution. Avec la hausse des prix des produits, l’alimentation est devenue le deuxième poste de dépenses des ménages après le logement. Une inflation que les Français ne parviennent pas à suivre, comme le montre l’étude Profils, publiée en février 2023 par les banques alimentaires : « Le budget pour l’alimentation a augmenté de 14% par rapport à 2020 et l’inflation est devenue une cause principale du recours à l’aide alimentaire. »
« Si on n’y fait rien, les Restos du Coeur pourraient mettre la clé sous la porte d’ici trois ans »
Patrice Douret, Président de l'association Les Restos du Coeur.
Les produits récoltés dans une enseigne de grande distribution par une unité locale de La Croix Rouge en Seine-et-Marne. Des denrées qui seront redistribuées dans la journée aux bénéficiaires de l'association, octobre 2023.
Crédit photo : Laurelenn Cazade

Quotidiennement, les produits essentiels, comme les œufs, le beurre ou encore les légumes manquent à l’appel. La Présidente de l’unité locale de la Croix Rouge Française de Montereau-Fault-Yonne est désespérée : « On aurait besoin de 900 litres de lait mais on arrive à en avoir seulement 150 litres. On tient à peine la journée. » Alors les associations achètent elles-mêmes certains produits, via les banques alimentaires ou le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD). Les banques alimentaires sont un soutien essentiel pour les associations puisqu’elles collectent et partagent des denrées entre celles-ci. « C’est énorme les coûts annuels de toute la marchandise qu’on achète », déplore une bénévole de la Croix-Rouge Française. Néanmoins, les banques alimentaires aussi ont du mal à épauler toutes les associations. « On manque de bénévoles et de denrées, mais c’est partout pareil », confie Isabelle Manceron, la vice-Présidente de la Banque Alimentaire de Paris et d’île-de-France (BAPIF).
« C'est énorme les coûts annuels de toute la marchandise
qu'on achète »
Une bénévole de La Croix-Rouge Française en Seine-et-Marne.

Des palettes de denrées, dans l'entrepôt de la Banque Alimentaire de Paris Île-de-France, prêtes à être distribuées à des associations partenaires, novembre 2023.
Crédit photo : Laurelenn Cazade

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Le volume des denrées distribuées aux associations
par les banques alimentaires en Île-de-France en 2022
10 millions de tonnes de nourriture jetée
14% du gaspillage alimentaire
provient de la grande distribution
Chaque année en France, ce sont près de 10 millions de tonnes de nourriture encore consommable qui sont gaspillés, soit l’équivalent de 150 kg par habitant. Selon l’Agence de la transition écologique (ADEME), cela représente au total 12 à 20 milliards d’euros par an, les grandes et moyennes surfaces (GMS) générant 14% du gaspillage alimentaire. On comprend mieux face à ces chiffres, l'inquiétude des associations : comment accepter que le gaspillage alimentaire persiste en grande distribution alors que les dons restent nettement insuffisants. Particulièrement lorsque les GMS représentent 50% des denrées récoltées dans certaines associations et banques alimentaires.

Une poubelle où la viande et le poisson sont jetés dans une enseigne de grande distribution, septembre 2023.
Crédit photo : Laurelenn Cazade

Une poubelle où les fruits, les légumes et les produits frais sont jetés dans une enseigne de grande distribution,
octobre 2023.
Crédit photo : Laurelenn Cazade
« Le gaspillage alimentaire est ce qui m'a le plus choquée »
Marion, ancienne salariée dans un Utile dans le sud du Lot, une enseigne du groupe Système U.
« Le gaspillage alimentaire est ce qui m’a le plus choquée » confirme une ancienne employée à Utile situé dans le sud du Lot, une enseigne du groupe Système U. Malgré la superficie réduite du magasin, qui permet à l’enseigne de ne pas être soumise à la loi, les quantités d’aliments jetés n’en sont pas moindres : « Les caddies de nourriture jetée en fin de semaine sont pleins. » C’est également ce qu’a remarqué Marie, ancienne salariée à Intermarché en Seine-et-Marne. « Il n’y avait pas de dons ou de bacs anti-gaspi, alors on jetait tout dans les poubelles. »
Obstacles ou prétextes entravant le don
De nombreux facteurs contribuent au gaspillage alimentaire en grande distribution. Quotidiennement, les employés de la grande distribution doivent « mettre des produits en casse ». La « casse » regroupe tous les produits abîmés, ainsi que ceux qui dépassent ou se rapprochent trop de la date de péremption. Selon une enquête de juin 2021, auprès de 306 acteurs de la grande distribution, plus de 69% d’entre eux constatent qu’il y a de la casse tous les jours en magasin. Et 24% d’entre eux estiment qu’il y en a trop. Le total de produits jetés peut représenter jusqu’à 1,5% du chiffre d’affaires annuel du magasin. Les raisons principales sont la mauvaise gestion des rotations de produits en rayon et les produits reposés aux mauvais endroits par les clients. S’ajoutent également la saisonnalité des aliments, le défi des nouveaux produits et les aléas climatiques et logistiques.

Plus de 24% des acteurs de grandes et moyennes surfaces (GMS) estiment qu'il y a beaucoup de casse tous les jours en magasin. Un chiffre qui représente jusqu'à 1,5% du chiffre d'affaires annuel pour un magasin.
De la mauvaise gestion des rotations aux clients qui reposent le produit au mauvais endroit, les causes de la casse sont nombreuses.
Source : Enquête online réalisée par Phenix et Je Bosse en Grande Distribution avec 306 répondants, 2021
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Les causes principales de la casse dans
les grandes et moyennes surfaces
Autre frein à la mobilisation des supermarchés, la crainte d’éventuels accidents sanitaires. Chargé du triage des aliments donnés aux associations dans un Drive Leclerc en Seine-et-Marne, Antoine s’interroge plutôt sur les chartes mises en place dans son magasin : « Ici, on donne beaucoup de types de produits différents mais jamais les crustacés, le poisson, les oeufs et la viande rouge. » En décortiquant les règles des dons, le constat est rapide : une majorité des viandes rouges est autorisée au don tout comme les oeufs et le poisson. « C’est la peur des répercussions si une personne tombe malade à cause d’un produit donné », raisonne Antoine. En effet, aucune loi ne prévoit une protection pour le supermarché donnant un produit à « risques ». Un problème récurrent dans les enseignes de grande distribution qui restreignent ainsi leurs dons.

Photo générée par l'intelligence artificielle (Leonardo), répondant au prompt "un employé jetant des aliments dans les rayons d'un supermarché".
Crédit photo : Laurelenn Cazade
Et lorsque les produits sont autorisés au don, une partie n’est plus apte à la consommation. Produits abîmés et date limite de consommation (DLC) trop courte pour organiser la redistribution, les bénévoles des associations caritatives se heurtent à de nombreux problèmes de qualité. « On essaie de réparer les produits comme on peut lorsque c’est juste le carton qui est déchiré, mais souvent, ce sont les sachets qui sont déjà ouverts et là ce n’est plus consommable », explique par exemple Nicole, bénévole dans une unité locale en Seine-et-Marne du Secours Populaire. Au total, pas moins de 38 000 tonnes de produits sont données inutilement. Selon l’ADEME, cela représente 16% des dons alimentaires qui finissent à la poubelle. C’est aussi une charge supplémentaire pour les associations, qui perdent 11 millions d’heures de bénévolat pour collecter, trier et jeter ces produits.
16% des dons alimentaires finissent à la poubelle
C’est ainsi que la gestion de ces déchets devient une charge pour les associations, alors qu’elle relève normalement de la responsabilité des supermarchés. En effet, pour la bonne gestion des biodéchets, ceux-ci sont censés faire appel à une entreprise spécialisée, qui prendra soin de séparer le plastique et le carton des aliments avant de les recycler. Pour échapper à ce coût, certains supermarchés n’hésitent pas à jeter dans les décharges… ou à donner à des associations.
Une perte commerciale, économique mais aussi environnementale
Du champ à l’assiette, le gaspillage alimentaire touche chaque secteur. De la production, où les calibrages et les normes sont imposés, au transport puis au stockage et enfin au magasin. Sans oublier les emballages. En effet, selon un bilan publié par Eurostat, l’Union européenne a généré 188,7 kg par habitant de déchets d’emballage en 2021. Soit une hausse de 10 kg par personne par rapport à 2020. L’emballage joue un rôle-clé dans l’usage -et parfois dans le non-usage- des aliments. Il contient, protège et dicte une façon de consommer. L’emballage fait partie de notre mode de consommation. Il a une influence directe sur le gaspillage alimentaire. Influence que l’Allemagne souhaite se débarrasser en supprimant prochainement les DLC des emballages en Europe. En réduisant le suremballage et en exposant des consignes de conservation plus éco-friendly, l’association France Nature Environnement (FNE) croit en la réduction des déchets d’emballages et alimentaires. Une réduction nécessaire puisque la France est l’un des pays qui traite le moins bien ses déchets d’emballages plastiques en Europe. En effet, plus de 30% des emballages plastiques terminent leur vie enfouis ou brûlés en décharge. Tandis que les Pays-Bas et l’Allemagne recyclent et revalorisent l’entièreté de leurs déchets.

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La gestion des emballages plastiques en Europe
Le gaspillage alimentaire est donc un fléau international. À l’échelle mondiale, il représente un dixième de nos émissions de gaz à effet de serre (GES) selon le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Ainsi, le gaspillage alimentaire se classe à la troisième place du classement des émetteurs de GES, juste après la Chine et les États-Unis. Ces déchets représentent en outre une consommation inutile de ressources naturelles, comme les terres agricoles et l’eau. Le gaspillage alimentaire est donc un problème qui relève de la collectivité. « On peut sensibiliser sur le gaspillage à notre échelle mais si les grands acteurs ne font rien, ça ne servira à rien », déplore une bénévole de la Maison du Zéro Déchet à Paris.

Un chariot rempli de nourriture et d'emballages qui vont être jetés dans une enseigne de grande distribution, novembre 2023.
Crédit photo : Laurelenn Cazade
Lois anti-gaspillage : faut-il les repenser ?
La France est l’un des premiers pays à s’être dotée d’une législation forte pour lutter contre le gaspillage alimentaire. Le 11 février 2016, la loi anti-gaspillage, dite Loi Garrot, a été votée. Elle interdit aux supermarchés de plus de 400 m2 de jeter de la nourriture encore consommable et les oblige à faire don de cette nourriture à une association caritative. Mais elle pousse également les magasins à vendre des produits dont la DLC est proche dans des « bacs anti-gaspi ». Une initiative qui a pour conséquence de priver les associations d’une multitude de produits.
Alors les lois pour la lutte contre le gaspillage alimentaire sont-elles assez bien étudiées ? Mais sont-elles également assez restrictives et respectées ? Selon Arash Derambarsh, avocat et militant politique à l’initiative de la loi anti-gaspillage, il faut envisager d’autres textes. « D’abord, il faut abaisser le seuil de 400 m2 à 200 m2 des supermarchés obligés de donner leurs invendus. Ensuite, il faut passer de 10 000 euros à 20 000 euros l’amende infligée aux supermarchés qui ne respectent pas la loi. » Une mesure dissuasive selon le militant car « il faut taper au portefeuille. »
La lutte contre le gaspillage alimentaire est désormais clairement prise en compte dans les stratégies des distributeurs. Mais malgré une des réglementations les plus ambitieuses, la France est encore très loin du zéro gaspillage alimentaire. Alors qu’un tiers de la nourriture mondiale est gaspillé tandis qu’une personne sur six souffre de malnutrition, on mesure le chemin à parcourir. Sans doute faut-il encore changer les mentalités et faire évoluer la législation pour que la nourriture alimente la générosité et non plus les poubelles.
Vidéo reportage avec des séquences en motion design.
Plans filmés par Laurelenn Cazade
© Laurelenn Cazade
laurelenncazade.pro@gmail.com